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Habiter dans une yourte ou une cabane quand il fait beau et chaud, c'est facile.
Quand il gèle, qu'il neige, qu'il vente ou que la tempête se déchaine,
c'est une autre paire de manches.
Pourtant, ce n'est pas moins bien où plus dur que dans une maison ou un appartement.
C'est simplement une question d'organisation.
Si ce mode de vie est un choix, alors on s'est forcement organisé un minimum.
On a pas tout délégué aux assurances, aux banques et aux spéculateurs.
On s'est réservé une part d'imprévu mais on a pas oublié qu'il y a encore des saisons.
Pendant que le pouvoir claironne dans les médias et les lieux publics
des avertissements débilitants entretenant la terreur contre le dernier ennemi national,
le froid ;
pendant qu'on nous serine des pléonasmes hypocrites,
du genre « si vous voyez un SDF en difficulté, appelez le 115 »
alors que le simple état de SDF en hiver est en soi-même une difficulté majeure,
et qu'un SDF en difficulté n'est vraisemblablement déjà plus qu'un cadavre encombrant ;
pendant que la France entière relègue aux gémonies ses protestations antinucléaires en tremblant de trouille qu'EDF
sature,
les habitants des yourtes, eux, se contentent de mettre en œuvre ce qu'il ont prévu pendant les beaux jours.
Déjà, ils restreignent leur espace vital.
Ils n'ont pas de chambres gelées au fin fond d'un couloir glacial à réchauffer.
S'ils sont plusieurs, en famille ou en collectif,
ils savourent les joies archaïques de se pelotonner au coin du feu en se racontant des histoires.
Et le petit garçon habitué à pianoter sa solitude sur son ordi dans sa chambre fermée
attend avec impatience, mais en secret, de crainte de sombrer dans une honteuse « différence »,
le jour de sa visite non virtuelle à sa grand-mère,
la dingue obstiné, qu'en d'autres siécles on consultait cérémonieusement sur la marche du temps,
qui barjotte au fond de sa yourte là-haut sur la colline,
alors que tous ceux qui lui veulent du bien lui ont interdit de vivre comme ça,
en plus sans portable, c'est de la provocation.
Le môme et la vielle folle, ils chantent ensemble les merveilles d'une balade dans la neige,
étalés côte à côte près du poêle, et ils s'endorment là, sur les miettes d'un éternel pique-nique,
bien au chaud dans leurs duvets, à contempler les lueurs des flammes dansantes.
Car forcement, dans la yourte, on a un bon petit poêle,
compagnon le plus indispensable pour traverser l'hiver.
On l'a ramoné, récuré, réajusté.
On a récolté du bois, on a abattu un ou deux arbres, on a scié, fendu, entassé.
On a stocké épines et pommes de pin, brindilles et branchettes,
et on en a couvert une partie si on a pas d'appentis.
Sur le poêle, on fait tout : on cuisine, on mitonne, on marmite,
tout ce qui sur le réchaud coûterait la peau des fesses
et une collaboration honteuse au massacre du peuple syrien
malencontreusement placé sur la route de nos approvisionnements en gaz,
les pois chiches, la potée de choux, les lentilles, la guen maï, le pot au feu.
On maintient thé et tisanes toujours dispos pour un passager ou un invité.
On fait chauffer l'eau de la toilette,
on fait sécher le linge sur une cordelette courant entre deux perches,
on brûle ses déchets, on fait fondre la neige ou la glace,
on décongèle ce qu'on a laissé dehors dans le frigo naturel.
On récupère les cendres pour la lessive et le récurage des casseroles,
on en répand sur la terre acide.
On peut s'être construit en été une réserve d'eau de pluie en pierres, bétonnée,
mais c'est souvent un luxe. Alors on casse la glace pour puiser son eau,
dans le ruisseau si on a la chance d'en avoir un accessible,
ou dans la cuve de récupération en-dessous de la yourte.
En se demandant comment font les oiseaux pour boire en ce moment.
Du coup, on leur offre une soucoupe à l'abri, pas loin des graines mélangées à la graisse
qu'on a suspendu en face de la fenêtre.
On stocke son eau filtrée dans des bidons au chaud dans la yourte et on rationne sa consommation.
Un bol suffit au débarbouillage. Deux carafes pour le décrassage hebdomadaire.
On fait sa vaisselle en trempant le doigt dans son thé.
L'heure du grand nettoyage viendra avec le printemps.
La chaleur est précieuse, l'eau est précieuse.
Le feu est vivant, on apprend à contrôler ses humeurs, on comprend l'énergie, le bois, la lumière.
L'eau est vivante, elle se transforme au grè des fluctuations de l'air, du soleil, des températures,
la neige est merveilleuse, elle isole du grand froid, elle réduit au silence tout ce qui bouge,
elle amortit la vie, elle incite au repos, à la méditation, à l'éblouissement.
On fait son trésor des choses simples et vitales et on est
content.
Le froid n'est pas un terroriste, pas une pandémie, pas un complot,
c'est un allié qui réintroduit une hiérarchie naturelle dans l'ordre des choses.
Il suffit de le prendre très au sérieux, très en considération, de ne jamais l'ignorer, le mépriser, le provoquer.
Il faut l'aimer, l'écouter et apprécier à quoi il sert.
Rien des gestes élémentaires qu'il suscite n'est une corvée.
Ce n'est pas parce que les travaux domestiques sont vitaux, imposés par les lois de la survie,
qu'ils sont dégradants et aliénants. Au contraire :
le travail qu'on accorde à ses véritables besoins prend tout son sens,
et le sens retrouvé de la vie rend heureux. On est son propre patron,
et si on commet une erreur, on en paye le prix sans protester, en rectifiant le tir la prochaine fois.
Si on a mal monté sa yourte, mal cousu les jointures de la toile, mal isolé son toit,
oublié de lester la structure, laissé la moindre prise d'air,
voulu faire des économies sur la quantité des perches ou l'épaisseur de la couronne,
on ne sera pas sanctionné par les agences de notation.
On est seul démiurge de ses obsolescences, ses mal-façons, ses évaluations foireuses,
simplement parce qu'on a choisi l'auto-construction et l'autonomie,
et que, sans argent, ça signifie revenir à l'essentiel, au basique.
On risque de se retrouver à poil en pleine nuit sur son lit avec la yourte envolée
en train de tourbillonner en bas du champ dont on a mal estimé l'exposition.
Mais on ne descendra pas dans la rue pour protester contre ceux qui nous volent nos vies,
on descendra en bas du pré récupérer les lambeaux de sa maison de tissu qu'on a pas bien arrimée.
Et on ne trouvera plus superflu de se tailler de bons piquets en châtaigner ou en acacia.
On réfléchira à ce qui n'a pas fonctionné, qu'on a sous-estimé,
au lieu de râler contre les vendeurs pourris, tous pareils,
et avec un peu de persévérance, on recommencera en ravalant ses reproches.
On se laissera gentiment éduquer gratis en auto-formation sur le tas,
la nature est une formidable maîtresse.
Elle sait dénuder sans humilier.
Elle ne vous désape pas pour vous jeter en pâture aux prédateurs du capitalisme.
Elle prévient, elle impose des lois beaucoup moins torturées
que celles des despotes en tout genre du fascisme et de la démocratie productiviste.
Alors, au lieu de s'endurcir contre cette société de merde,
on deviendra moins arrogant et moins prétentieux, parce qu'on aura compris,
avec l'ampleur de sa vulnérabilité, ses limites, et les moyens personnels dont on peut,
en pays riche au climat tempéré, disposer pour changer sa propre existence.
De plus, par sa sobriété et sa frugalité,
on contribuera à ne pas amplifier le dérèglement climatique, économique et politique.
D'avoir pris le risque de goûter à la liberté qu'engendre une leçon d'humilité bien acquise,
on se sentira proche de tous ceux qui, depuis des millénaires,
ont appris à se protéger des extrêmes climatiques avec les moyens du bord et un mode de vie équilibré,
tous ces « primitifs » que nous spolions de leurs ressources
et exterminons grâce à notre idéologie meurtrière du progrès,
ces indigènes amoureux de leur terre qui savent exister
sans mettre en danger de disparition la planète et l'espèce humaine toute entière.
De qui nous avons hérité de la yourte,
et à qui nous devons, pour cette imperturbable sagesse, le plus profond respect.
Ce qui me paraît un bon début pour la révolution.